Article paru dans L'Express du 17 Décembre 2023 Par Amandine Hirou
Ces dernières semaines, de nombreux enseignants font état d’agressions et de menaces de la part d’élèves. Beaucoup déplorent le manque de réactivité de la justice et le "pas de vague" en cours dans l’Education nationale.
"Peur pour ma sécurité ? C’est surtout pour mes enfants que je m’inquiète, parce que mes élèves me croisent parfois en centre-ville en famille et je ne voudrais pas qu’ils s’en prennent à eux", confie cette enseignante qui a porté plainte pour menaces et injures contre trois mineurs en mars 2021. Deux mois avant, dès le premier jour de son arrivée dans ce lycée situé au cœur de Valence, dans la Drôme, cette remplaçante – qui souhaite rester anonyme – se fait insulter en plein cours par un petit groupe de collégiens. "A midi, lorsque je sors de l’établissement pour me diriger vers ma voiture, ces derniers, qui étaient à l’arrêt de bus, se mettent à hurler : "Regarde c’est la prof de français, une connasse, une sale pute !"" Pendant de longues semaines, la jeune femme essuie invectives et intimidations. Sa plainte est classée sans suite en octobre 2022 ; son avocate décide de déposer un recours auprès du procureur général. Rien ne bouge jusqu’à ce qu’elle alerte la presse locale. Le classement sans suite est alors annulé. Les jeunes passeront devant le juge des enfants de Valence en janvier prochain. Soit près de trois ans après les faits !
"Cette affaire dont j’ai la charge est un condensé de tous les obstacles auxquels les enseignants qui saisissent les tribunaux se heurtent aujourd’hui", s’insurge Me Anne-Valérie Pinet. Mandatée depuis treize ans par l’académie de Grenoble pour défendre les agents de l’Education nationale de la Drôme qui bénéficient de la protection fonctionnelle - qui comprend une prise en charge de leurs frais de procédure - cette avocate dénonce "l’inertie de la justice". "C’est toujours la même histoire. Une fois la plainte déposée, il nous faut relancer, relancer en permanence pour, finalement, aboutir à un classement sans suite. Et même lorsque les jeunes sont enfin jugés, le fait que cela intervienne des années plus tard n’a plus aucun sens", déplore-t-elle. Sur le papier, que risquent-ils pénalement ? Des travaux d’intérêt général, des stages de sensibilisation, un placement en détention à domicile sous surveillance électronique, voire une peine d’emprisonnement à partir de 13 ans dans les cas extrêmes. "Mais la prison ferme n’est généralement pas ce que mes clients demandent. Ce que eux veulent avant tout, c’est être reconnus en qualité de victimes et qu’un passage devant le juge ait une valeur éducative pour leurs agresseurs", insiste Anne-Valérie Pinet.
Ces dernières semaines ont encore été marquées par des drames : le 13 décembre, une collégienne de 12 ans a menacé une enseignante avec un couteau au collège des Hautes-Ourmes, à Rennes ; le 28 novembre, un jeune Strasbourgeois en classe de troisième, à qui on avait confisqué un téléphone portable, a lancé à un professeur de français : "Je ramène des copains à la sortie, je te tue" ; le 23 novembre, un élève du collège Le Ribéral, à Saint-Estève (Pyrénées-Orientales) tente de cracher sur plusieurs professeurs… et écope d’une simple exclusion définitive avec sursis à l’issue du conseil de discipline. Ce que dénonce l’équipe pédagogique dans un courrier où ils se disent "en colère et en danger"… D’après une enquête réalisée en 2021 par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, 1 professeur sur 2 a déjà été victime d’agression physique ou verbale au cours de sa carrière de la part d’élèves ou de leurs parents. Près de la moitié d’entre eux (45 %) ont ainsi fait l’objet d’insultes ou de propos calomnieux lors de face-à-face, 28 % de menaces d’agression et 21 % d’agression physique légère (soit sans interruption temporaire de travail). 7 % ont, quant à eux, été placés en arrêt maladie en raison d’une agression physique "lourde".
Catherine Weill a été violemment attaquée en plein cours le 8 février 2019 alors qu’elle enseignait au lycée professionnel Louis Armand, dans le XVe arrondissement de Paris. Depuis son arrivée en octobre, cette remplaçante contractuelle de maths-sciences avait établi plusieurs rapports d’incidents, notamment pour avoir été traitée de "sale pute" dans le couloir ; pour avoir été interpellée en plein cours par cinq élèves exclus la veille, l’un d’eux lui demandant : "Vous êtes juive ? Et de toute façon vous n’êtes rien ici" ; ou lorsqu’un autre s’est introduit dans sa salle et a pris la classe en otage pendant un quart d’heure.
Jusqu’à ce fameux jour où un élève lui demande, entre deux TP de physique, si c’est bien elle qui a rédigé un rapport sur lui. "J’acquiesce, l’élève ressort puis trente secondes après un individu cagoulé entre, bondit sur moi et m’asperge de gaz lacrymogène", se remémore Catherine Weill, qui dit en avoir gardé des séquelles oculaires. Sa plainte sera pourtant classée sans suite, au motif que "l’enquête n’a pas permis d’identifier la (les) personne(s) ayant commis l’infraction". L’enseignante se porte alors partie civile mais la procédure se termine par un non-lieu. "Je reste persuadée que le jeune contre lequel j’avais rédigé le rapport connaissait l’auteur des faits mais on n’a pas jugé bon d’aller plus loin, de mener une véritable enquête et on a préféré étouffer l’affaire pour ne pas faire de vague", avance celle qui a été également déboutée de sa plainte pour faute inexcusable de l’employeur.
Un manque criant de médecins, d’infirmières, de psychologues
Sur le plan éducatif, la plus importante des sanctions disciplinaires prises à l’égard d’un élève violent est l’exclusion définitive votée en conseil de discipline. "Mais les chefs d’établissement font souvent tout pour l’éviter sachant que, par un jeu des chaises musicales, le risque est qu’ils récupèrent un autre élève exclu ailleurs. Mieux vaut pour eux garder celui qu’ils connaissent déjà", avance Arnaud Fabre, professeur de lettres et administrateur national du collectif des Stylos rouges. Le ministère dément l’existence de "cette logique du "un pour un"". "Après une procédure d’exclusion, le choix d’un nouvel établissement tient surtout compte de sa capacité à assurer un suivi rapproché, ou de son accessibilité en transport en commun", explique-t-on rue de Grenelle. Et Valérie Piau, avocate spécialisée en droit de l’éducation, de rappeler que la scolarisation jusqu’à 16 ans est obligatoire. "L’institution n’a donc d’autre choix que de replacer un jeune exclu ailleurs. Et heureusement car quelles perspectives lui resterait-il si on le privait d’accès à l’enseignement ?", insiste-t-elle.
Un simple changement d’affectation ne suffit pas toujours à enrayer la spirale et le risque est grand qu’un élève auteur de violence recommence. D’où le recours possible à des "dispositifs relais" conçus pour aider les jeunes "en marginalisation scolaire et sociale" à se remettre sur les rails. En 2019, le ministre d’alors, Jean-Michel Blanquer, annonçait qu’il allait renforcer ces programmes qui bénéficient d’un partenariat avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), les collectivités territoriales et des associations. Actuellement, on compte 400 unités de ce type en France, - ateliers, internats, classes - soit quatre par départements. En 2017, 8 500 élèves en avaient bénéficié. Sur l’année scolaire 2021-2022, ils étaient 7 987. La tendance est donc à la baisse. "Il y a eu un tassement avec la période du Covid", répond le ministère, pour qui "l’idée actuelle n’est pas d’ouvrir de nouvelles structures". "L’une nos priorités est qu’à la sortie, les jeunes puissent se réinsérer au mieux dans un environnement scolaire ordinaire, avec l’aide de la PJJ et des services d’aide à l’enfance", poursuit-on rue de Grenelle.
En France, le manque d’éducateurs spécialisés, mais aussi de médecins, d’infirmières ou de psychologues dans les établissements scolaires est régulièrement pointé. Comme dernièrement, à Rennes, où les premiers éléments de l’enquête montrent que la jeune fille qui avait menacé sa professeure avec un couteau avait des antécédents psychiatriques. "Silence" et "solitude", ces deux mots reviennent régulièrement dans les témoignages de ces enseignants confrontés à des agressions. "Lorsque je suis arrivée dans ce qui fut mon dernier collège, j’ai découvert que j’étais la remplaçante de la remplaçante de la titulaire. Tous avaient craqué avant et étaient partis sans que cela ne fasse de bruit", confie l’enseignante de Valence. "Moi je pense à tous ces autres élèves obligés de subir le désordre et la peur engendrés par une petite poignée de leurs camarades qui imposent leurs propres lois. Ce sont eux les premières victimes et je reste persuadée que beaucoup décrochent à cause de ça", insiste à son tour Catherine Weill. Les deux professeures ont depuis jeté l’éponge et arrêté d’enseigner.
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