En limitant strictement l'instruction à domicile, Emmanuel Macron a remis en cause l'un des principes fondamentaux de l'éducation à la française.
Par Louise Cuneo
Modifié le 15/10/2020 à 12:28 - Publié le 15/10/2020 à 12:24 | Le Point.fr
« J'ai pris une décision sans doute l'une des plus radicales depuis les lois de 1882 et celles assurant la mixité scolaire entre garçons et filles en 1969 », annonçait Emmanuel Macron en préambule d'une annonce fracassante, vendredi dernier. Et pour cause : en limitant strictement l'instruction scolaire à domicile, « notamment aux impératifs de santé », et ce dès 3 ans, à partir de la rentrée 2021, le chef de l'État limite la liberté de choix du mode d'éducation actuellement en vigueur en France. Car c'est bien l'instruction qui est obligatoire en France de 3 à 18 ans, et non la scolarisation.
« Depuis la troisième République, aucun président n'avait pris une telle décision, car le compromis de choix entre l'école publique, privée [laïque ou religieuse] ou l'enseignement à domicile contentait tout le monde… À commencer par les classes dirigeantes, dans lesquelles c'était souvent la mère de famille ou la gouvernante qui assurait l'instruction des enfants », note Claude Lelièvre, historien de l'Éducation. Et de préciser : « Cela dure même depuis… Danton ! » explique-t-il, rappelant que le jacobin s'était exprimé lors de la présentation du plan d'éducation de Saint-Fargeau en 1793 devant la Convention en énonçant ce principe fort : « Allons donc à l'instruction commune ; tout se rétrécit dans l'éducation domestique, tout s'agrandit dans l'éducation commune. Mon fils ne m'appartient pas, il est à la République ; c'est à elle à lui dicter ses devoirs pour qu'il la serve bien. »
La constitutionnalité en question
Claude Lelièvre analyse : « Avec cette revendication, la famille n'est plus en première ligne, puisqu'elle représente un danger pour la pérennité de la Révolution. Le premier devoir de l'Église est de faire de bons chrétiens ; celui de l'école est faire de bons républicains. Les lois de Jules Ferry, qui était anti-jacobins, laissèrent le choix aux familles. » Et même s'il y a toujours eu, depuis la Révolution, des minorités qui œuvraient pour le monopole de l'école publique, c'est bien la première fois que l'instruction obligatoire ne peut plus – sauf raisons majeures – se passer en famille.
« Cette mesure dépasse largement la question du séparatisme pour Emmanuel Macron, décrypte Claude Lelièvre. Avec elle, le chef de l'État se projette dans l'avenir, il révolutionne, il propose du nouveau. Elle remet tellement en cause le principe de base de l'instruction, que la question de la constitutionnalité de la décision se pose. »
Dernier mot pour la CEDH
S'agit-il donc d'une entrave aux droits fondamentaux des familles ? Pour Valérie Piau, avocate spécialiste en droit de l'éducation, auteur du Guide Piau, les droits des élèves et des parents d'élèves (L'Étudiant), l'affaire est loin d'être claire. « Depuis 1882, la loi Jules Ferry édicte le principe de l'instruction à la maison. En revanche, dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, il est explicité que les parents ont le droit de choisir le genre d'éducation à donner à leurs enfants sans pour autant poser le principe de l'instruction à domicile. Mais est-ce que le fait que les parents puissent choisir entre le public et le privé suffit à valider une « liberté de choix » ? Il y aura donc sans doute des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) pour savoir si cette limitation de la liberté d'instruction est constitutionnelle ou pas. A priori, on n'interdit pas, on limite : le Conseil constitutionnel tranchera si l'on reste ou non dans le cadre de la Constitution. »
À l'échelle européenne, il n'y a pas de décision unanime sur le sujet : l'Allemagne interdit l'IAD par exemple. Mais dans la jurisprudence, des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) évoquent la liberté d'organiser l'enseignement et d'opter pour une éducation hors structure scolaire, comme le rappelle Valérie Piau. Et cela est sans compter les recours probables pour trancher les cas qui ne relèvent pas d'une raison médiale à proprement parler, comme les traumatismes, la non-adaptation au système scolaire (enfants dys, hauts potentiels…). Dans les faits, ce sera sans doute la CEDH qui aura le dernier mot. Et si les QPC seront traitées relativement rapidement, savoir s'il s'agit là d'une restriction des libertés individuelles auprès de la Cour européenne prendra sans doute des années.
Les familles favorisées, premières concernées
Reste que nul ne sait si cette mesure sera réellement adaptée pour combattre l'objectif de base, la lutte contre les séparatismes. « Il va falloir repérer les méthodes de contournement, et bien surveiller le hors contrat, qui ne se résume parfois qu'au regroupement de quelques familles autour d'une idéologie », remarque Claude Lelièvre. « Mais aujourd'hui, l'IAD, ce sont surtout des familles favorisées, comme c'était d'ailleurs déjà le cas à l'époque de Jules Ferry : des couches plutôt aisées de la population, dirigeantes, qui veulent se distinguer des autres, ne pas être formées par d'autres… » Les mêmes, en somme, que celles qui visent les écoles alternatives – qui sont d'ailleurs de plus en plus nombreuses.
« La masse, ce ne sont ni les décrocheurs ni les islamistes : ce sont souvent des bobos qui ont le bras long. » Cela promet une belle bataille médiatique et juridique en perspective, et plus juridique que politique d'ailleurs, car l'ensemble des organisations ne sera pas si tranché que cela : « Tout dépend de la philosophie politique que l'on a, et de notre appétence générale à la liberté individuelle, que l'on soit de gauche comme de droite. »
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