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Harcèlement scolaire : enfin une prise de conscience ?

La mort de Lindsay marquera peut-être un tournant dans la lutte contre le harcèlement scolaire. Les responsabilités de chacun – élèves, parents, enseignants – sont questionnées.


Eriger la lutte contre le harcèlement en "priorité absolue" à la rentrée prochaine : c’est l’annonce faite par la Première ministre Elisabeth Borne après le suicide de la jeune Lindsay. Un mois après le décès de l’adolescente qui s’est donné la mort le 12 mai dernier après un calvaire de plusieurs mois, l’émotion reste vive. Ce drame marquera-t-il un tournant dans la lutte contre le harcèlement scolaire ? Le ministère de l’Education nationale a promis des "moyens supplémentaires" et multiplié les annonces comme la demande de signalement aux procureurs des faits préoccupants, la création d’un référent dans chaque établissement (infirmier, CPE, professeur), l’extension du programme pHARe aux lycées, ou encore l’organisation d’une heure de sensibilisation dans chaque collège



Cela n’a pas suffi à atténuer la colère des parents de Lindsay qui, de leur côté, ont déposé plainte contre la direction de l’établissement, contre l’académie de Lille, contre la police ou encore contre Facebook. Quatre élèves ont parallèlement été mis en examen pour "harcèlement scolaire ayant conduit au suicide", ainsi qu’une personne majeure pour "menaces de mort". Cette affaire aura mis au jour la cascade de défaillances ayant mené à cette issue fatale. Un "échec collectif", a reconnu le ministre Pap Ndiaye.


En matière de harcèlement scolaire, la France n’a-t-elle pas trop longtemps fermé les yeux ? "Oui, nous sommes très en retard par rapport à certains de nos voisins européens, et notamment aux pays scandinaves", répond Jean-Pierre Bellon, directeur du Centre de ressources et d’études systémiques contre les intimidations scolaires (Resis). Pour ce spécialiste du sujet, certains réflexes ont la vie dure : "Des générations de chefs d’établissement ou de CPE ont été formées dans l’idée que le harcèlement n’existe pas vraiment ou que certains faits avérés ne sont pas si graves que ça." Selon les statistiques, entre 800 000 et un million d’élèves seraient victimes de harcèlement chaque année, soit 6 à 10 % des effectifs ! Pourtant, il faudra attendre 2019 pour que le code de l’éducation dispose qu’"aucun élève ou étudiant ne doit subir de faits de harcèlement résultant de propos ou comportements, commis au sein de l’établissement d’enseignement ou en marge de la vie scolaire et universitaire".


Les réponses scolaires et pénales existent déjà, comme le rappelle Valérie Piau, avocate en pointe dans les affaires de harcèlement scolaire : "Mais ces actions ne s’inscrivent pas dans le même temps et ne poursuivent pas exactement le même but." La palette des sanctions disciplinaires va de l’avertissement à l’exclusion temporaire voire définitive de l’établissement, en passant par des mesures de responsabilisation. Mais, sur le terrain, le chef d’établissement doit souvent faire face à des situations complexes. "Dans l’affaire Lindsay, l’exclusion de l’un des auteurs avait été prononcée mais on voit que cela n’a pas suffi", souligne Bruno Bobkiewicz, secrétaire général du SNPDEN-Unsa. "Si, dans ce cas précis le distinguo entre la victime et ses agresseurs semble clair, il n’en est pas toujours ainsi, ajoute le proviseur. Les responsabilités des uns et des autres sont parfois très imbriquées et il peut arriver qu’un élève harcelé un jour se transforme en harceleur le lendemain." Le corps enseignant n’a pas non plus forcément accès aux réseaux sociaux via lesquels échangent leurs élèves et les preuves apportées – comme les captures d’écran – ne sont pas toujours suffisantes.


La mission de l’équipe pédagogique, certes délicate, est primordiale. C’est ce qu’a démontré Benoît Galand, docteur en psychologie et professeur en sciences de l’éducation à l’Université catholique de Louvain, dans plusieurs études menées sur le sujet. "Nos travaux ont mis en avant le lien entre la façon dont les enseignants gèrent la discipline dans leur classe et la fréquence des cas de harcèlement", explique le chercheur belge. En clair, plus les professeurs s’interposent en cas de confrontations ou d’insultes entre adolescents, plus les risques de harcèlement sont réduits. "Si les jeunes voient que les adultes interviennent et remplissent l’une de leurs missions qui est d’assurer la sécurité des élèves, ils se sentiront davantage en confiance pour parler", insiste le spécialiste. Or il arrive que des professeurs détournent le regard. "Voire que certains, sans forcément le vouloir, fassent d’un élève un bouc émissaire facile", dénonce Valérie Piau. "Cette semaine, j’ai eu à traiter le cas d’un élève qualifié de ’Calimero’ par son professeur. Une sorte de blanc-seing pour ses camarades qui, à la sortie de la classe, lui sont tombés dessus pour moquer sa ’fragilité'", raconte-t-elle.


"Certaines académies traînent des pieds"

Autre écueil auquel se heurtent les familles d’enfants victimes de harcèlement : les interlocuteurs susceptibles de les aider ne sont pas toujours clairement identifiés. D’où l’importance du programme pHARe expérimenté dans plusieurs académies depuis 2019 et étendu sur tout le territoire à partir de la rentrée 2022. Les grandes lignes ? Mesurer le climat scolaire, nommer "cinq personnels ressources" par collège, désigner des élèves ambassadeurs, organiser des formations pour les équipes pédagogiques… "Dans huit académies où ce plan est appliqué, les résultats sont très satisfaisants puisque le taux de situations résolues s’élève à 81,5 %. Hélas, si certaines sont très en pointe, d’autres traînent encore des pieds", analyse Jean-Pierre Bellon qui a participé à l’élaboration de ce protocole.


De plus en plus de parents, dépités par le silence de l’institution scolaire, se tournent aujourd’hui vers la voie judiciaire. La loi du 2 mars 2022, portée par le député MoDem Erwan Balanant, a récemment marqué un tournant puisqu’elle reconnaît le harcèlement scolaire comme un délit pénal pouvant être puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Des peines portées à dix ans d’emprisonnement à 150 000 euros d’amende lorsque les faits ont conduit la victime à se suicider ou à tenter de passer à l’acte. "Cette loi peut paraître couler de source aujourd’hui mais elle a nécessité un long travail de conviction", confie Erwan Balanant, rappelant que la justice des mineurs adapte les peines en fonction de l’âge. Il n’est "pas question d’envoyer des enfants en prison", note Valérie Piau, toutefois convaincue que "la peur du gendarme" peut avoir une influence sur le comportement des enfants… comme sur celui des parents.


Et l’avocate d’insister sur la responsabilité de ces derniers dans certaines affaires. "Non seulement ils risquent une sanction financière dans le cas où leur enfant est reconnu comme harceleur, mais une enquête peut également être menée pour vérifier qu’il n’y a pas eu de carences éducatives. Dans les cas extrêmes, le juge peut décider d’un placement en foyer", expose Valérie Piau, parfois consultée par ces parents d’adolescents mis en cause. Certains ont tendance à banaliser les faits reprochés à leur enfant en affirmant que "c’était pour rire" ou que "ce sont des trucs de gamins". D’autres se disent démunis. Le premier baromètre de la parentalité Opinion Way réalisé par la MAE, leader de l’assurance scolaire en France, a récemment révélé que 25 % des parents redoutent que leur enfant devienne harceleur ou cyberharceleur. Et 56 % d’entre eux s’inquiètent que leur enfant ne devienne lui-même une cible. "Il est urgent d’organiser des campagnes de prévention pour rappeler aux parents leur rôle, les inciter à mieux surveiller l’activité en ligne de leurs enfants", insiste Virginie Gervaise, membre de l’Union nationale des associations autonomes de parents d’élèves. Le 13 juin, Pap Ndiaye a justement annoncé le lancement d’une grande campagne à la télévision, sur les réseaux sociaux et par voie d’affichage.


Reste le rôle crucial des plateformes censées jouer un rôle de modération et de régulation des contenus. Or l’expérience a montré leur inefficacité. "Aujourd’hui, il faut qu’elles entendent la pression sociétale et qu’elles arrêtent de se défausser", martèle Erwan Balanant. Car la donne a changé : "Avant, un enfant harcelé à l’école, pouvait avoir un moment de répit chez lui le soir, prendre le temps de se reconstruire et de réfléchir à une stratégie de réaction. Ce qui n’est plus cas". A partir de la fin août, un règlement européen sur les services numériques (DSA) doit permettre d’infliger des amendes aux géants du Net qui ne respectent pas leurs obligations.





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